Lettres du commandant Coudreux à son frère (1804-1815)

Neuschoeneberg, près Guttstadt , 28 avril 1807

Toujours sans réponse à aucune des lettres que je t'ai écrites depuis quatre mois, j'ai seulement sous les yeux celle du 15 mars que tu as adressée à mon colonel. Il paraît que la fameuse affaire de Prusse-Eylau t'avait causé quelque inquiétude sur mon sort : je suis singulièrement sensible à cette marque d'amitié.
Depuis deux mois, nous occupons les mêmes cantonnements ; l'ennemi ne fait aucun mouvement et nous le laissons parfaitement tranquille. On ne parle pas plus de guerre que si nous étions encore au sein de la France, et nous ne savons pas quand nous sortirons de cet état d'inaction. En attendan, nous sommes fort mal à notre aise ; nous buvons de l'eau, nous mangeons de mauvais pain de pommes de terre, des carottes et de la choucroute ; nous couchons sur la paille ; mais, ce qui me console, c'est que ma santé n'a pas été altérée un seul instant par toutes les privations que nous avons souffertes, et je n'éprouve d'autre regret que celui d'être à cinq cent lieues de mon pays sans espoir de le revoir de sitôt. Pour tuer le temps, nous fortifions, par ordre de M. le maréchal, le fameux village d'Jankow. Je suis ingénieur en chef d'une redoute carrée qui sera finie dans deux jours. La misérable église du village et ses dépendances, c'est-à-dire le cimetière, ont été également bouleversés par monsieur ton frère ; je prétends donc m'intituler désormais ingénieur du 15è régiment. Tu vois que je me mets ici en réputation.
On dit qu'on organise dans ce moment des légions, qui seront formées par les conscrits de 1808. J'attends ta première lettre avec impatience pour y trouver quelques détails à cet égard ; j'espère aussi que tu ne les épargneras pas sur tes affaires, sur les miennes, sur celles de ta famille, et enfin sur tous les objets qui nous intéressent ; car tu n'as pas d'idée combien on aime à se rapprocher de son pays, quand on s'en trouve si éloigné.
Quoique tu n'aimes pas infiniment les longues épîtres, tu ne seras peut-être pas fâché cependant d'avoir quelques notions sur le pays que nous occupons depuis trois mois. Nous sommes sur les frontières de la Prusse Ducale et de la Prusse Royale qui faisait autrefois partie de la Pologne ; en sorte que dans la journée nous entendons successivement parler polonais et allemand. Etablis dans des villages misérables, nous attendons avec impatience que la belle saison nous permette de coucher dans les bois qui les entourent ordinairement. Si je sors jamais de ce pays, je me promets bien de n'y plus remettre les pieds ! Quoi qu'on en puisse dire, les rives de la Vistule et de la Passarge ne valent pas celles de la Loire, qui l'emportent, à mon avis, sur tous les pays que j'ai parcouru jusqu'à ce moment.

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