Lettres du commandant Coudreux à son frère (1804-1815)
Au camp de Dorungen , 29 mai 1807
Hier, à dix heures du soir, on a annoncé à la division la prise de Dantzig ; je m'empresse de te faire part de cette heureuse nouvelle.
Depuis quinze jours, nous avons abandonné nos cantonnements : nous sommes actuellement campés à deux lieues d'Osterode, dans une position charmante, près du château de Dorungen. Notre camp est, dit-on, plus beau que ceux de Vimereux et de Boulogne. Tout y abonde, et nous sommes vraiment ici dans le paradis terrestre, en comparaison des mauvais et sales villages que nous occupions depuis trois mois. Je voudrais que tu visses ma petite baraque ! C'est un bijou où je passe des moments fort agréables. Je suis seul, et j'ai enfin la liberté de penser et d'écrire en repos.
On prétend que l'armée ne tardera pas à faire un mouvement. Tant pis pour l'ennemi, car l'enthousiasme des soldats est à son comble et les régiments sont dans le plus bel état. On s'attend donc à recevoir d'un moment à l'autre l'ordre de marcher, c'est-à-dire de se porter en avant ; car l'un signifie l'autre.
Je te disais, dans ma dernière, que j'avais été l'ingénieur en chef de la redoute d'Jankow. Je suis toujours en réputation sous le rapport des ouvrages, et je suis constamment occupé à travailler aux embellissements du camp : tous les croquis, levées de plans, projets de chaussées ou de ponts, qui sont envoyés au général, sont de ma fabrique ; on trouve tout cela superbe par la seule raison que, dans le royaume des aveugles, les borgnes sont rois. En résultat, cela me vaut de temps en temps de forts bons dîners, et, dans la position où nous sommes, un bon dîner n'est pas une chose indifférente, car tout ce qu'on nous vend ici est d'une cherté excessive ; par exemple, le tabac vaut 10 francs la livre, une bouteille de rhum, 15 francs, etc., etc.
... L'aventure de Mr de G. du V. me semble assez drôle. Comment Mme Sophie de G. a-t-elle pu se résoudre à quitter son cher époux ? Sans doute il se lassera assez facilement d'être lieutenant d'équipage comme il s'est déjà ennuyé d'être hussard, garçon et libertin, marié et sage deux mois. Enfin, comme on le dit fort élégamment, les volontés sont libres et on ne dispose pas des goûts. Quant à moi, quoique j'aime beaucoup le métier des armes, je sacrifierais volontiers mes épaulettes à l'espoir d'une vie tranquille, si messieurs les Prussiens continuaient à me traiter avec autant de ménagements que jusqu'à ce jour. Nous avons vu ces messieurs-là à Allenstein, le 12 de ce mois ; ils avaient attaqué nos avant-postes le matin avec deux régiments d'infanterie, environ 400 cosaques, et 2 pièces de canon. Ils ont été reçus comme à l'ordinaire ; la 1ère division les a attendus à bout portant et les a renvoyés un peu plus vite qu'ils n'étaient venus ; nous n'avons pas eu la peine, pour notre pat, de tirer un seul coup de fusil !...
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