Lettres du commandant Coudreux à son frère (1804-1815)

Au camp impérial de Tilsit , 30 juin 1807

Au moment où tu recevras cette lettre, les journaux auront déjà retenti du bruit des événements mémorables qui se sont passés ici depuis huit jours. Je m'estime mille fois heureux d'avoir pu en être témoin ! Quel beau spectacle, en effet, que celui que nous offre aujourd'hui la ville de Tilsit ! Quelle matière riche et féconde pour ceux qui écriront l'histoire du grand Napoléon !
Le 5 juin, l'armée ennemie attaqua le 6è corps à Guttstadt et le repoussa jusqu'à Deppen. Le 6 à midi, toute l'armée française fut réunie et arrêta la marche audacieuse des Russes ; le 7, nous passâmes le Passarge sous le feu de leurs batteries ; nous les battîmes à Guttstadt, et nous entrâmes dans la ville ; le 8, nous étions maîtres de leurs formidables redoutes de Heilsberg, et les positions de Prusse-Eylau étaient tournées ; le 4è et le 3è corps étaient à Koenigsberg le 14, et le reste de notre armée foudroyait le même jour les débris de l'armée coalisée dans les vastes plaines de Friedland. Enfin, nous étions arrivés le 16 sur les bords du Niemen, nous avions pris Tilsit, et nous allions porter le dernier coup, quand les premiers de paix se sont fait entendre.
Le 25 juin, les deux Empereurs eurent une entrevue au milieu de la rivière. Le lendemain, Alexandre et Frédéric entrèrent en ville où ils furent reçus par Napoléon le Grand à la tête de son armée victorieuse ! Depuis ce moment, plus de guerre, plus de combats ! Tout le monde désire la paix, et tout porte à croire qu'elle est déjà signée au moment où j'écris.
Les Gardes impériales russe, française et la Garde prussienne sont actuellement en garnison à Tilsit. Les trois monarques se voient tous les jours, et nous ne prenons plus les armes que pour faire admirer notre belle tenue et la précision de nos manoeuvres à ceux qui nous redoutaient tant il y a quinze jours.
Notre camp est rempli du matin au soir d'officiers étrangers, qui viennent visiter les officiers français ; nous allons avec eux de l'autre côté de la rivière, et toutes les journées se passent en fêtes continuelles. Ces messieurs sont en général très polis et très bien élevés ; ils parlent presque tous le français.
L'intimité et la bonne intelligence qui règnent entre les chefs a gagné jusqu'aux soldats : hier, les trois Gardes impériales et royale se sont réunies pour un banquet donné par notre empereur ; après le repas, on changea d'armes et d'habits, et ces braves et fiers grenadiers parcouraient ainsi la ville et les environs, aux cris mille fois répétés de "Vive Napoléon ! vive Alexandre ! vive Frédéric ! vivent les grenadiers des Gardes impériales et royale !"
Tels sont les brillants résultats de cette campagne de quinze jours. Tant de victoires ont été funestes à quelques régiments qui se sont trouvés au plus fort du choc ; quant à nous, nous n'avons à regretter qu'une centaine de soldats et trois officiers.
Actuellement la campagne est finie et la guerre terminée. Je me félicite de bien bon coeur de m'en être tiré heureusement. J'ai toujours été à mon poste, je me suis quelquefois vigoureusement battu, et je regarde comme un grand bonheur de n'avoir pas été echiné comme tant de pauvres diables, que j'ai vu emportés par la mitraille dont messieurs nos antagonistes ont la mauvaise habitude de se servir dans toutes leurs affaires. Enfin, je t'avais promis de te rapporter mes deux oreilles, et j'espère en venir à bout.
Excuse mon papier ; n'en a pas qui veut. Celui-ci vient d'Osterode. Je suis au bivouac, nous mangeons la soupe en plein champ dans des cuillères de bois, et mon pupitre est mon mauvais chapeau.

retour vers le tableau de correspondance de Coudreux