Lettres du commandant Coudreux à son frère (1804-1815)

Kleintauersee, 6 août 1807

Mon cher ami,
Nous avons quitté, le 20 du passé, notre camp de Bartukeiten ; nous sommes à présent cantonnés sur les bords de la Soldau, pays charmant à tous égards, que nous occuperons jusqu'au 18 de ce mois ; nous nous rendrons ensuite à Varsovie, où nous devons décidément rester en garnison jusqu'à nouvel ordre.
La route que nous venons de faire nous a dédommagés bien amplement des fatigues et des privations de la campagne du mois de juin ; nous sommes accueillis par les Prussiens comme de braves amis qui les ont délivrés des Russes. La fameuse affaire de Friedland a mis le comble à la gloire du nom français, et on nous reçoit partout comme des héros.
Je suis établi, pour ma part, dans un joli château dont je suis en quelque sorte le seigneur. Le nom de major, sous lequel mes camarades me désignent, me donne une considération épouvantable ; M. le major est l'oracle de la maison. Mme de Str., jeune et jolie veuve d'un capitaine de dragons, paraît nous pardonner de bien grand coeur de l'en avoir débarrassée à la bataille de Guttstadt. Cette aimable dame a une fille charmante, que nous regardons tous comme un bijou : d'honneur, je me ferais volontiers Prussien pour elle ! Je suis un heureux mortel ! Mme de Str. m'accable de politesses en Prusse ; Mlle Callaud me garde toujours à Tours un coeur que je croyais perdu pour moi ; enfin, Mme de La Valette, à laquelle je ne pensais guère, m'écrit de Strasbourg que son vieux colonel s'est fait tuer à Friedland et qu'il faut absolument que je l'épouse.
Tu demandes toujours des détails, et tu ne veux pas te mettre dans la tête que nous ne savons presque jamais ce qui se passe à un mille de nous. Quand tu as lu les bulletins dans ton cabinet, tu en sais cent fois davantage que celui qui était sur le champ de bataille. Par exemple, lorsque j'étais le 14 devant Koenigsberg, je savais bien que le régiment du prince Henri, fort de 1200 hommes, faisait sur nous un feu épouvantable ; je savais bien que la mitraille et mles boulets enlevaient de temps en temps des sapeurs qui travaillaient, sous mes ordres, à construire un mauvais pont, sur lequel nous avons pourtant passé deux heures après ; je savais bien encore que mon capitaine et mon lieutenant venaient de se faire casser les jambes à quinze pas de moi, et qu'il pouvait, d'un moment à l'autre, m'en arriver autant. Mais je ne savais même pas que le reste de la brigade se battait à 600 toises de là, et s'emparait des faubourgs de la ville, pendant que nous faisions échiner, pour avoir l'avantage de passer la Pregel les premiers.
A l'instant, j'apprends que nous partons le 13, non pas pour Varsovie, mais pour Plozk, ville située sur la Vistule.

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