Lettres du commandant Coudreux à son frère (1804-1815)

Nagladen, 8 avril 1807

Je reçois enfin une lettre de France, du 8 décembre dernier ; elle me fait d'autant plus de plaisir que c'est la seule qui me soit parvenue depuis cinq mois.
Depuis huit jours, nous occupons de misérables villages, où nous buvons de l'eau, et où nous vivons de pommes de terre, de carottes, de choux-raves, et des boeufs que nous faisons tuer nous-mêmes. On appelle cela des cantonnements ! Mais enfin, je me porte à merveille, je mange toute la journée, je couche sur la paille, et, dans le pays que nous occupons, voilà tout ce doit désirer.
Quelle différence entre ce pays-ci et notre belle France ! Les habitants se ressemblent aussi peu que le sol ! Je n'ai pas vu une jolie femme depuis Varsovie. Les Polonais sont en général d'une saleté dégoûtante, et leurs châteaux ne valent pas une seule de nos jolies campagnes des bords de la Loire.
Depuis deux mois, les deux armées sont en présence, sans qu'il y ait eu d'action remarquable ; on est même tranquille aux avant-postes ; depuis huit jours, je n'ai pas entendu un coup de canon.
Le retour de la belle saison amènera sans doute quelques grands événements ; nous sommes en mesure de battre encore une fois messieurs les Russes, et tout le monde désire une bataille ; car c'est le seul moyen de reprendre la route de Strasbourg.
En attendant que nous puissions boire quelques rasades à la santé de nos exploits, fais-moi toujours l'amitié de t'occuper de mes affaires : les 4500 francs que Callaud t'a comptés sont un acheminement qui me fait grand plaisir ; j'espère que ce qui reste aura son tour. Je ne te recommande point, mon cher ami, d'avoir soin de ces deniers ; je compte trop sur ton affection pour moi pour m'en occuper.
Tout le monde, en général, s'ennuie de séjourner aussi longtemps en Prusse et désire que la paix se fasse ; malheureusement, il paraît qu'il n'en est pas question ! messieurs les Russes nous donnent de la peine, mais, malheur à eux si nous les battons encore une fois ! Ils nous payeront cher tout le mal dont nous souffrons depuis le commencement de l'hiver. Ces coquins-là se battent comme des enragés et tiennent ferme ; mais, d'ailleurs, ce sont des bêtes brutes dont l'esprit est encore plus rude et plus repoussant que le corps, et qui ne sont vraiment pas capables de ce noble enthousiasme qui nous rend si bons soldats. Les fameux cosaques, dont on a d'abord tant parlé, sont également de misérables canailles qui tremblent devant nos baïonnettes quand ils ne sont pas ivres de schnick ; ils seront également rossés à plate couture. Quant aux Prussiens, je ne sais pas où ils sont passés ! Je n'en ai pas vu quatre régiments depuis quatre mois. Les débris de leur armée sont, dit-on, devant Dantzig et Graudentz ; il faut croire que nous les aurons bientôt. En attendant que nous ayons assommé tous ces lurons-là, je t'embrasse de bien bon coeur et suis toujours
Ton meilleur ami.

P.S. A l'instant, mon ami, on me remet ta lettre du 2 mars ; elle m'est parvenue assez promptement, quoiqu'elle soit adressée à Anklam que nous avons quitté depuis le 20 novembre. Encore une fois, vous savez mieux que nous ce qui se passe à l'armée ; rien ne transpire et nous n'avons connaissance que des mouvements de notre division.
Adieu. Bonne santé, bonne affaires. Embrasse ma soeur, Emile et ma petite nièce.
Mon adresse :
3è corps d'amée, 2è division, à la Grande Armée

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