Lettres du commandant Coudreux à son frère (1804-1815)

Thorn , 12 août 1808

J'ai reçu ta lettre du 14 passé. Je conviens que j'ai eu le plus grand tort d'étaler mes espèces et mes bijoux sur une table de nuit, mais cependant cette malheureuse table n'était pas à quatre pieds de moi.
L'incendie dont je t'ai parlé dans ma dernière m'a valu trois accès de fièvre très violents. Le quinquina est venu de suite à mon secours et, depuis huit jours, ils n'ont pas reparu. J'espère donc en être entièrement débarrassé. Mon indisposition ne m'a pourtant pas empêcher d'aller à la foire de Lowitsch avec mes officiers supérieurs nouvellement mariés. Cette foire, la plus considérable de la Pologne, vaut presque la foire de Guibrai. Il s'y fait un commerce considérable en tout genre, et particulièrement en bois de construction et en grains. Nos messieurs y ont achetétrès cher de très beaux équipages. J'y ai aussi fait l'emplette d'une assez belle jument russe qui m'a coûté vingt-huit louis d'or. Jusqu'à ce moment j'en suis extrêmement content, et quoique cette dépense soit énorme, je m'en console par l'espoir d'être bien monté pour quelques années. J'ai vu vendre à la foire un cheval cosaque trois cents cinquante ducats de Hollande ! C'est un cheval dont un Français n'aurait pas donné vingt louis ; le seigneur polonais n'a pourtant pas fait un mauvais marché ; les bons chevaux cosaques sont effectivement inappréciables.
La caisse du régiment m'a fait toutes les avances dont j'ai eu besoin pour l'achat et pour l'équipement de mon cheval et j'a remboursé monsieur l'officier payeur en deux mandats sur Paris dont je te prie, mon ami, de prendre bonne note, afin qu'ils reçoivent tout l'accueil que mérite la confiance qu'on m'a accordée ici.
Notre garnison de Thorn est toujours ruineuse pour nous en raison de l'excessive cherté des marchandises et des pensions. Croirais-tu qu'on paye ici 60 francs un chapeau qu'on achète à Paris 32 francs.
Le scorbut continue à nous enlever beaucoup de monde. Cette terrible maladie vient de prendre un caractère singulier : elle attaque les nerfs avec violence, et tous ceux qui ont été ateints depuis quinze jours, sont entièrement estropiés. On fait partir ces jours-ci trente-six soldats et deux officiers pour les eaux de Warmbrunn en Silésie. On croit que c'est le seul moyen de les tirer d'affaire. Je suis obligé d'aller faire trois fois par semaine la visite de l'hôpital, et je t'assure que je prends toutes mes précautions pour ne pas gagner ce détestable mal.
Il a été convenu entre M. Morin, notre officier payeur, et moi, qu'il me ferait tous les mois une haute paye de 5 fr. 70, dont je le rembourserai seulement tous les quatre ou cinq mois, pendant tout le temps que nous resterons ici. J'aurai réellement besoin de cette augmentation, nos appointements suffisant à peine aux dépenses ordinaires, de manière que les trois quarts et demi de nos officiers sont sans le sol M. Morin m'a compté cette somme à partir du mois dernier. Comme tu le vois, mon cher ami, je dépense considérablement d'agent, mais conviens qu'il est vraiment désolant d'être sans cesse obligé de calculer à un thaler près.

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