Lettres du commandant Coudreux à son frère (1804-1815)

Thorn , 15 mars 1808

J'arrive de Varsovie, où je fus envoyé dans les derniers jours du mois passé pour les affaires du régiment. J'étais chargé de deux missions assez importantes : il s'agissait premièrement de défendre devant un conseil spécial la cause d'un ancien soldat de mon ancienne compagnie qui a tué un paysan dans un château où il était en sauvegarde. Il fallait, en outre, justifier auprès de Son Excellence la conduite d'un officier qu'on avait accusé d'enlever une certaine baronne assez laide et surtout très maussade que son vieux mari redemandait pourtant à cor et à cri. L'officier, qu'on voulait destituer, en a été quitte pour quinze jours d'arrêts, et le pauvre diable de chasseur , qu'on parlait de fusiller, pour trois mois de prison, avec invitation très formelle à l'une et à l'autre partie de laisser désormais tranquilles les baronnes et les paysans.
Je suis donc rentré à Thorn, aussi fier de ce double succès que la circonstance pouvait le permettre, quand tes deux lettres des 15 et 24 février se sont trouvées là, comme mars en carème, pour me rabattre le caquet ; dans la première tu prétends que nous nous faisions tuer comme des moutons ; dans la seconde tu me dis à peu près que nous mangeons notre argent comme des imbéciles ! Je t'avoue, mon cher capitaine, que deux apostrophes aussi vigoureuses m'ont fait une vive impression ; je ne pouvais te pardonner de me regarder comme un sot après un voyage aussi brillant que je venais de terminer, et, dans un mouvement d'une trop juste colère, je fus sur le point de t'écrire pour t'envoyer un cartel, mais je fis ensuite réflexion qu'il ne fallait jamais avoir de démêlés avec ses supérieurs, et, en ma qualité de simple lieutenant, je pris le parti de m'en tenir à quelques raisons solides pour te prouver que je n'ai pas d'aussi grands torts que tu voudrais bien me le faire croire.
Je pose en fait que des gens d'honneur peuvent se battre au pistolet ; je te citerai à l'appui de cette assertion : 1° l'exemple de notre compatriote, M. Brulé, qui se fit tuer quelques années avant la Révolution par M. de Laf... qui tira mieux que lui ; 2° celui du brave général Reynier qui envoya dans l'autre monde le général Destaing qui revenait d'Egypte et qui devait se marier huit jours après ; 3° et enfin, celui tout récent du lieutenant général Bruden qui, pour cette fois, ne tua point son adversaire, le comte de Wefrey, quoiqu'ils aient tiré deux coups chacun et à dix pas de distance.
Je passe au deuxième chef d'accusation : Tu ne conçois pas, dis-tu, comment, de gaieté de coeur, nous mangeons notre argent pour des Russes que nous ne reverrons jamais ! Vrai propos de bourgeois, mon cher capitaine ! vrai propos de bourgeois que j'ai beaucoup de peine à te pardonner ! Quand il s'agit de donner à des officiers de nation étrangère une opinion avantageuse de la nôtre et du bon esprit qui règne dans nos régiments, crois-tu que nous nous amusions à calculer d'avance la dépense que nous allons faire pour eux ? Nous sommes plus fiers que cela dans le 15è et nous eussions vendu nos chevaux, nos claques, nos boucles d'argent et autres objets de luxe, plutôt que de souffrir qu'il en passât un seul sans se griser en portant la santé de notre Empereur ! Me voilà, je l'espère, pleinement justifié à tes yeux ; la manière victorieuse avec laquelle je viens de réfuter les divers paragraphes de tes deux dernières, t'engagera sans doute à être plus circonspect à l'avenir ; je te le conseille même fort si tu ne veux pas attraper quelque mauvaise plaisanterie à l'occasion de ta compagnie des gardes à pied, dont les journaux qui parlent de celles d'Orléans, d'Agen, de Toulouse, etc., n'ont pas encore dit un mot, de peur d'être forcés de n'en rien dire de bon.
Notre voyage aux grandes Indes est sans doute quelque chose de fort incertain ; provisoirement, nous venons d'être équipés tous à neuf, et on vient de distribuer en même temps aux soldats des bidons, des gamelles et des marmites ; tout cela prouve au moins qu'on n'a pas envie de nous renvoyer en France.
Si tu veux te donner la peine de regarder un moment la carte de Prusse, tu verras que nous sommes ici à cent cinquante lieues de Magdebourg.
M. Métivier sera demandé au général Bellavesne par M. le colonel Desailly.
Adieu, mon ami, crois-moi tout à toi de bonne amitié.

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