Lettres du commandant Coudreux à son frère (1804-1815)

Kulmbach, 21 décembre 1808

Je commence à désespérer de toi, mon cher capitaine. Je te croyais mort ou parti pour l'Espagne avec ta compagnie ! Le moyen, en effet, d'imaginer que tu es chez toi, que tu te portes bien, que tu n'as pas grand'chose à faire, et que tu me laisses pourtant trois grands mois sans répondre à une seule de mes lettres.
Je suis étonné que Salaignac ait tant tardé à paraître : il devait être à Tours dans les derniers jours de novembre. Tant pis pour lui s'il a fait le paresseux ; on se sera battu sans lui en Espagne, et, à sa place, j'en aurai été bien fâché. A propos de l'Espagne, il paraît que nos affaires ont été grand train. Néanmoins, d'après différents rapports particuliers, nos soldats ont eu quelques grands coups de collier à donner. Jusqu'à ce moment, il ne paraît pas que les Anglais veuillent en tâter.
Pour un acien dragon, pour un ancien commandant de place, et enfin pour un capitaine de gardes d'honneur à pied, il faut convenir que tu n'as pas de notre métier des idées très étendues ni très exactes ! Tu me demandes froidement si je suis proposé pour avoir la croix ; si je serai capitaine bientôt ; si j'aurai une compagnie avec. Conviens donc de bonne foi, mon cher ami, que tu n'es plus bon qu'à garder la maison et par-dessus tout à porter l'épaulette ! Je veux bien cependant t'expliquer tout cela, mais à conditions que tu n'y reviendras plus.
D'abord, j'observe que la croix d'honneur ne s'accorde qu'à la suite de quelque grande affaire où l'on perd beaucoup de monde et où l'ennemi en perd encore dix fois davantage : il faut donc attendre, pour l'avoir, que mon régiment se trouve encore une fois ou deux au milieu des balles et des boulets ! Secondement, je te répète que je serai capitaine le 12 janvier qui vient ! c'est-à-dire capitaine adjudant-major, au lieu de lieutenant adjudant-major, ce qui ne change que le grade et pas du tout le traitement pécuniaire ! Troisièmement, enfin, je te répète que je ne suis pas libre de prendre une compagnie, et que jamais un adjudant-major ne prend de compagnie, à moins qu'il ne dépalise souverainement à son colonel, ou qu'il ne puisse plus ni marcher ni monter à cheval. L'adjudant-major intelligent, qui sait faire son métier et ménager en même temps l'estime et l'amitié de ses chefs et de ses camarades, est sans contredit un officier très heureux et d'autant plus à même de jouir de mille faveurs particulières, qu'il ne se dit pas un mot dans le régiment pour le bien du service et qu'il ne se donne pas un ordre de deux lignes sans que tout cela lui passe par les mains. C'est assez vous expliquer, mon cher et très honoré capitaine, que, si vous serviez dans mon régiment, vous ne manqueriez pas une seule occasion de m'ôter votre chapeau et de m'inviter à déjeuner.
Tu verras par la date de celle-ci que nous avons entièrement quitté la Prusse et que nous occupons actuellement la principauté de Bayreuth ; on croit que nous n'y serons pas longtemps, et que nous nous rapprocherons de Mayence.
Nous avons marché trente jours pour venir de Frankenstein à Bayreuth et Kulmbach ; nous avons traversé tout le royaume de Saxe, et nous avons vu en passant la belle ville de Dresde, que je ne puis comparer à aucune de nos villes de France que je connais. C'est une ville qui n'a que neuf cents maisons et quatre-vingt-cinq mille habitants.

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