Lettres du commandant Coudreux à son frère (1804-1815)

Thorn , 26 juillet 1808

Je viens de recevoir, mon cher ami, ta dernière du 27 du mois passé ; elle ne m'est parvenue qu'après vingt-quatre jours de marche ; ce retard a sans doute été occasionné par le crue considérable des rivières qui ont endommagé presque tous les ponts ; celui de Thorn a presque entièrement été rompu par d'énormes radeaux que le force du courant avait entraîbés.
La guerre est ici à l'ordre du jour ; on ne dit point avec qui, mais on s'attend à se mettre en mouvement d'un moment à l'autre. Nous venons d'envoyer chercher à Posen quatre-vingt mille cartouches à balles et deux paires de souliers par homme. Les troupes qui occupent les avant-postes ont aussi reçu des munitions ; on vient également d'envoyer à Varsovie douze bateaux chargés de canons, de poudre et de boulets. Veut-on réellement recommencer à se battre, ou bien sont-ce seulement des démonstrations dont le but serait d'intimider quelque cabinet qui n'accorde pas assez vite ce qu'on lui demande ? Nous vous laissons, messieurs les politiques, le soin de résoudre la question. En attendant, nous sommes prêts, et malheur à ceux qui nous forceront de nous mettre à leurs trousses. Tout le monde est tellement convaincu que nous ne tarderons pas à avoir quelque occupation, que chacun fait déjà ses dispositions ; nos dames de France ont reçu l'ordre de rétrograder ; nos vieux officiers font leur testament et disposent gravement d'un millier d'écus économisés depuis quinze ou vingt années ; nos jeunes gens, pendant ce temps-là, demandent à grands cris de l'argent pour payer leurs dettes, et tous attendent avec impatience l'ouverture d'une nouvelle campagne qui ne manquerait pas de nous procurer de l'avancement, des croix et des lauriers ! Moi-même, mon cher ami, je veux mettre aussi de l'ordre dans mes affaires, et tu trouveras ci-inclus un double de mon compte avec toi. J'espère pourtant que je recevrai encore quelques lettres de toi à Thorn, car nous avons la louable habitude de ne commencer la guerre qu'aux environs de septembre et octobre, c'est-à-dire quand les moissons sont faites, et par conséquent les greniers remplis.
Pour mon compte particulier, je serai charmé de quitter Thorn. En même temps que nous y dépensons un argent d'enfer, nous avons encore le désagrément d'y être tourmentés par des maladies de toutes espèces ; les fièvres et le scorbut nous ont déjà enlevé quatre-vingt-douze soldats depuis six moi et nous avons constamment trois cent malades aux hôpitaux. Jusqu'à ce moment, j'ai eu le bonheur de conserver ma santé, mais aussi je suis sans cesse sur le qui-vive. Je dépense régulièrement trente sols par jour en tabac, en cochléaria, en eau de Dantzig, et autres drogues anti-scorbutiques. Le scorbut est devenu pour nous une maladie incurable ; tous ceux qui en ont été atteints ont succombé.
Tu dois trouver, mon cher ami, que je dépense un argent considérable, mais tu peux facilement calculer ma dépense et ma recette de tous les mois.
Je reçois du gouvernement 44 thalers de Prusse (un thaler nous est compté pour 3 fr. 14 et ne vaut réellement que 3 fr. 12)
Ma pension me coûte 30 thalers.
Maon cosmétique 2 thalers.
Mon blanchissage 4 thalers
Total 36 thalers
Il me reste donc 8 thalers pour payer le bottier, le tailleur, le perruquier, etc., et faire le garçon. En France, au contraire, avec 45 francs j'ai une excellente pension et, tous frais défalqués, il me resterait encore tous les mois 72 à 80 francs de net. Nous avons donc quelque raison de ne pas chérir ce pays-ci.
Tu dois voir clair comme le jour que je serais gueux comme un rat d'église si je n'avais pas de temps en temps recours à toi, car enfin, outre qu'il faut vivre, il faut encore acheter tous les ans des habits, du linge, etc., etc. Je borne au reste ma dépense le plus que je peux et je t'assure que j'estime l'argent tout ce qu'il vaut.
Je n'ai pu encore réussir à trouver un cheval pour remplacer ma Vestale. Je me sers provisoirement du cheval de mon domestique qui n'est pas mauvais, mais qui est bien d'ailleurs un des plus vilains coursiers de la division. Il va donc encore m'en coûter là une trentaine de louis et peut-être même davantage, car les bons chevaux sont d'une rareté prodigieuse et excessivement chers ; la dernière guerre a tout enlevé ; une chose également désagréable, c'est qu'on ne trouve pas communément des chevaux hongres, messieurs les Polonais ayant l'habitude de se servir de chevaux entiers.
Si je parviens à me monter comme il faut, la caisse du régiment me fournira les fonds nécessaires et je rembourserai ensuite M. le quartier maître en un mandat sur les régiments de Paris.
Adieu, mon ami, je vouqs embrasse tous de bien bon coeur.
Tout à toi.

retour vers le tableau de correspondance de Coudreux