Lettres du commandant Coudreux à son frère (1804-1815)

Thorn , 2 avril 1808

Depuis ma dernière du 16 passé, j'ai reçu la tienne du 4 dernier. Je te remercie encore une fois, mon cher ami, des soins que tu as bien voulu prendre pour qu'on fît honneur à mon mandat sur MM. Gaudelet Dubernard et Cie. Cette maudite Pologne sera le tombeau de la moitié de nos officiers et la ruine de nos bourses. D'un côté une fièvre maligne nous enlève à chaque instant quelques-uns de nos camarades, et de l'autre, on discrédite la monnaie de Prusse, et on fait augmenter de 33 pour 100 les comestibles et les denrées. Nous prenons pourtant notre mal en patience, et nous aimons tant notre auguste Empereur, que nous irons encore camper l'été prochain si bon lui semble, sans laisser échapper le moindre murmure.
D'après toutes les apparences, Sa Majesté sera déjà passée dans vos murs, au moment où tu recevras celle-ci. J'aime à croire que nos Tourangeaux se seront fait remarquer dans cette circonstance, par leur empressement et le plus vif enthousiasme. Je lis depuis quelques jours les journaux français avec beaucoup d'attention, dans l'espoir de t'y voir figurer à la tête de tes gardes à pied !
Il faut convenir, mon ami, que tu viens d'éprouver des contre-temps bien désagréables ! Mais du courage et de la patience ! Un jour viendra où messieurs les Anglais ne bloqueront plus nos vaisseaux dans nos ports ; le commerce ira son train, et tu gagneras alors, dans un seul mois, autant d'argent que moi pendant vingt ans de services et de gloire.
Que dis-tu de notre nouvelle noblesse ? Si mon brevet d'adjudant-major fût arrivé à Tilsit huit jours plus tard, je serais aujourd'hui M. le chevalier ! Mais on ne peut être payé deux fois ! Je me console cependant de mon obscurité, en pensant que je serai capitaine le 1er janvier prochain, et, tout bien calculé, je ne crois pas à y perdre. D'ailleurs, qui peut répondre qu'avant six mois nous ne nous battrons pas comme des enragés ? N'avons-nous pas encore deux ou trois rois à détrôner en Europe, sans compter les projets d'expéditions aux Indes et en Amérique ?
Je conserve donc l'espoir de devenir noble à mon tour, et comme il est probable que je ne serai plus bon à rien quand je demanderai ma retraite, je t'engage à travailler sérieusement à la fortune de M. Emile, afin qu'il puisse un jour devenir l'héritier et le successeur de M. son oncle dans tous ses titres et dignités.
Adieu, mon ami, je vous embrasse de grand coeur et suis tout à vous.

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