Lettres du commandant Coudreux à son frère (1804-1815)

Nimptsch , 4 octobre 1808

Avant mon départ de Thorn, j'ai reçu, mon cher ami, ta lettre du 28 août passé. Pour un capitaine de gardes d'honneur, il faut avouer que tu as quelquefois un style bien bourgeois ! Une somme de 300 francs n'est sans doute pas une bagatelle, mais crois-tu donc qu'on puisse se monter pour rien dans un pays comme la Pologne où la guerre a enlevé plus de soixante mille chevaux de toute espèce ? Le mien, qui me coûtait vingt-huit louis, n'était que fort ordinaire et pourtant il n'était pas payé trop cher...

Je suis actuellement propriétaire d'une des plus belles bêtes que l'on puisse voir. C'est une jument normande, âgée de 6 ans, provenant du général français Leval, qui est retourné en France à la suite d'une blessure très grave, qu'il avait reçue à la bataille d'Eylau. M. le premier président du comité de Thorn l'a payée quarante-cinq louis, à l'époque où les chevaux étaient presque pour rien, par la raison que nos cavaliers se montaient alors partout sans compliments ni cérémonies. Voici en deux mots l'histoire de la Belle Coquette.
J'étais adjudant-major de la place de Thorn. Deux jours avant mon départ, messieurs les Magistrats voulurent me prouver leur gratitude par un cadeau d'une trentaine de frédérics d'or que je leur renvoyai sur-le-champ. M. le président fit alors mettre dans mon écurie, à la place du mien, son propre cheval, et je reçus en même temps un billet ainsi conçu : "Monsieur le Major, je vous prie d'accepter, en échange de votre cheval, celui que je vous envoie : c'est une excellente bête ; je vous assure que vous en serez parfaitement content." Mon colonel m'ayant permis de faire cet échange, Coquette est restée entre mes mains, et pour son début, elle vient de faire avec moi en cinq jours le chemin de Thorn à Breslau, c'est-à-dire quarante-deux milles. J'en suis effectivement satisfait.
Depuis le premier du mois, nous sommes cantonnés ; nous occupons trois petites villes, savoir : le 1er bataillon, Nimptsch ; le 2è, Strehlen ; le 3è, Ohlau ; La troupe est casrenée très agréablement et les officiers logent en ville.
La Silésie est un pays magnifique qui vaut presque la Touraine ; c'est avec raison que le vieux Frédéric en faisait tant de cas ; elle offre des ressources inépuisables ; avant la guerre, v'était un vrai pays de cocagne ! Actuellement, tout y est très cher et cependant une excellente pension ne coûte que soixante francs par mois. On boit d'excellent vin de France à trente sols la bouteille. J'espère que nous pourrons nous dédommager un peu ici des dépenses excessives que nous avons faites en Pologne où tous nos officiers se sont ruinés ; il n'en est pas un qui ne redoive à la caisse un et deux mois d'appointements.
Dans ta lettre du 28 août qui est, entre nous soit dit, une sévère mercuriale, tu prétends que j'allais un train d'enfer ? Cela peut être vrai, mais de grâce fais encore une fois mon compte. Je reçois par mois 160 francs, c'est-à-dire 44 thalers ; j'en payais trente pour ma pension ; il en restait donc quatorze pour mon entretien, celui de mon cheval et mes plaisirs. Si tu veux faire attention avec cela qu'un adjudant-major de son régiment est obligé de vivre à l'état-major de son régiment, et qu'il doit être en tenue du matin jusqu'au soir, tu ne seras pas étonné qu'avec 70 francs par mois j'étais encore les trois quarts du temps sans le sol ; pense donc, mon cher ami, qu'on n'est pas à son aise dans un pays où l'on paie un chapeau 60 francs, une paire de bottes 50 et le reste à proportion. J'entre avec toi dans tous ces détails pour te convaincre que, loin d'aller un train d'enfer, je menais au contraire un très petit train, puisque je ne dois pas un denier à personne.
L'arrangement que j'ai fait avec l'officier payeur à partir du 1er juillet ne subsistera pas longtemps et je te prie de me faire l'honneur de croire que, dans notre métier mieux que dans aucun autre, on apprends à ne point jeter son argent pa les fenêtres.
Maudite Pologne ! Quand nos chasseurs sont arrivés à la barrière où on lisait en grosses lettres : Silésie, ils ont jeté des cris de joie ! Chacun faisait ses adieux aux Polonais de cent manières différentes, toutes plus drôles les unes que les autres !

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