Lettres du commandant Coudreux à son frère (1804-1815)

Vienne, 26 mai 1809

Je ne mérite pas, mon cher ami, le reproche que tu m'adresses par ta lettre du 14 courant ; tu dois effectivement avoir dejà reçu deux lettres de moi depuis le commencement de la campagne : ma première, datée de Bremberg près Ratisbonne, quelques jours après la bataille, t'annonçait nos affaires du 14, du 19, du 21 et du 22, où la division Friant, dont mon régiment fait partie, a eu l'occasion de se distinguer, c'est-à-dire de se battre contre 35.000 ou 40.000 hommes, et de se faire tuer ou blesser plus de 2.000 soldats. Mon réiment a perdu : un officier tué, 13 blessé, 70 soldats tués, 580 blessés.
Depuis la bataille de Ratisbonne, le 15è régiment n'a rien fait d'intéressant ; nous avons été envoyés en partisans sur les bords du Danube, nous avons tiraillé presque tous les jours d'une rive à l'autre, mais sans faire ni recevoir beaucoup de mal.
Nous sommes ensuite entrés à Vienne le 19, six jours après l'arrivée de l'empereur. Nous avons été témoins oculaires de la terrible affaire des 20 et 21, sans pouvoir y prendre une part active ; le pont que nous avions jeté sur le Danube, et que l'ennemi a eu le talent de rompre aussitôt qu'une partie de l'armée a été passée, nous ayant réduits au triste métier d'observateurs ! Tu apprendras par les journaux les détails de ce mémorable combat ; tu y verras que le courage de la nation s'est montré là dans son plus beau jour ! Une poignée de monde a passé le Danube sur un pont jeté à la vue de toute l'armée ennemie, et a fait pendant vingt-quatre heures une contenance imposante, malgré tous les incidents qui sont résultés pour nous de la rupture du même pont.
Le brave maréchal Lannes, le général Oudinot, le général de division Saint-Hilaire ont été les premières victimes de cette journée. Le général Oudinot est légèrement blessé au bras gauche, mais les deux autres le sont très dangereusement : le maréchal a perdu une cuisse et le général Saint-Hilaire une jambe.
Depuis hier, mon régiment est rentré dans Vienne ; nous attendons d'un moment à l'autre l'ordre de nous remetttre en mouvement. J'ai profité de ce moment de repos pour me remonter. M. le colonel m'a fait avancer par la caisse, à cette occasion, 400 francs que je te prie de vouloir bien rembourser le plus promptement possible à M. Bellet, notre quartier-maître, à Paris.
Adieu, mon ami. Je vous embrasse tous de bon coeur.
Tout à toi.

P.S. Ma robuste santé résiste à toutes les fatigues, quoique j'ai été forcé de marcher un mois à pied, mon deuxième cheval étant devenu une vraie rosse, à peine bonne à monter mon domestique. Nous sommes d'ailleurs faits comme des voleurs et noirs comme des diables ! Toute ma dépouille ne vaut pas un louis d'or, quoiqu'il y ait à peine six semaines que nous soyons en campagne ! Les marches d'été sont terribles à cause de la poussière ; nous avons perdu en grande partie la moitié de nos cheveux et de nos sourcils. Je n'ai pas encore pu parvenir à me décrasser, quoique j'aie pris une demi-douzaine de bains depuis deux jours.
Adieu

retour vers le tableau de correspondance de Coudreux