Lettres du commandant Coudreux à son frère (1804-1815)

Oldenbourg, 26 octobre 1810

Après huit jours de marche dans un pays presque désert, où nous avons trouvé beaucoup de mauvais chemins et très peu de bons gîtes, nous arrivons enfin, mon cher ami, dans la capitale du petit duché d'Oldenbourg. Officiers, soldats et chevaux, nous étions tous crottés jusqu'aux oreilles.
Le prince est un homme très instruit et infiniment aimable ; son fils aîné a épousé une des soeurs de l'empereur de Russie. Il nous a reçus comme on reçoit ordinairement des gens qui viennent à la tête de 3.000 hommes pour occuper un pays qui ne peut pas en mettre 300 sur pied ; il nous accable de politesses et d'amitiés, mais je suis persuadé que, dans le fond, il voudrait nous voir à tous les diables.
Ce pays-ci ressemble assez à la Hollande. Les habitants prétendent qu'il est très malsain et que beaucoup d'entre nous y laisseront leurs os ; nos soldats se moquent d'eux et espèrent qu'il n'en sera rien du tout. D'ailleurs, tout coup vaille, il vaut autant se faire enterrer ici qu'ailleurs.
Nous ne regrettons pas la Westphalie ; les seigneurs de ce pays-là sont de drôles de gens. Ils sont en général aussi fiers que s'ils étaient les premiers moutardiers du pape, et n'en soupent pas moins avec un verre de bière et des tartines ! Je ne puis pourtant m'empêcher de rendre justice à une superbe chanoinesse, Mme Elisabeth de Gradhoff, dont j'avais l'honneur d'être le favori ; c'est une bonne personne. Il est vrai qu'elle pèse environ deux quintaux ; mais, à cela près, elle passe pour une des plus belles dames du département du Hartz.
Sans les 300 francs que j'ai recueillis de la succession de mon pauvre camarade, je serais absolument minable.
Dis-moi donc des nouvelles de ma chère mère ; il y plus de quatre mois que je n'ai entendu parler d'elle. Tes lettres deviennent également terriblement rares ; fais-moi l'amitié de m'écrire plus souvent. Je n'ai rien reçu de nouveau à l'égard de ma rentrée dans mon régiment.
Adieu, mon ami. Embrasse bien tendrement de ma part Mme Coudreux et ses jolis bambins. J'ai grand'peur que nous n'allions faire un tour à Stockholm, et que je ne vous revoie pas de sitôt.
Bonne santé, meilleures affaires et toujours du courage.
Tout à toi.

P.S. Le roi de Westphalie nous doit cinq mois de solde ; il paraît que l'argent n'est pas commun dans son pays.

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