Lettres du commandant Coudreux à son frère (1804-1815)

Au camp de Bernsdorf, 14 décembre 1811

J'ai reçu ta lettre du 13 novembre ; elle est remplie d'excellents conseils. Tu parles des douleurs rhumatismales en homme qui s'y connaît ! Mais tu concevras facilement que les préservatifs à employer par un paisible habitant de la Touraine ne peuvent guère convenir à un capitaine de grenadiers campé sur les bords de la Baltique : autres temps, autres moeurs, dit le proverbe ! Il faut ici ajuster les précautions à l'uniforme et au climat. Voici donc de quelle manière ton cadet s'est affublé :
Bottes à la russe doublées de peau de mouton mort-né ; caleçon de peau ; bon pantalon bleu ; veste à la papa ; surtout idem ; plus une fameuse capote dite à la polonaise, garnie en astrakan et capable de réchauffer toute une escouade ! Tel est le costume que j'ai adopté depuis que j'ai reconnu que notre camp n'était pas une plaisanterie et qu'il était très possible qu'on nous y laissât tout l'hiver.
D'un autre côté, comme il n'est pas agréable de faire tous les jours deux lieues dans la boue, pour aller et revenir de Rostock en qualité de rapporteur auprès du conseil de guerre, j'ai pris le parti d'acheter un cheval. M. Coco est un gros Mecklembourgeois âgé de six ans. Il me revient tout équipé à 460 francs. Je crois avoir fait un bon marché. Mon colonel m'a gratifié à cette occasion d'une ration de fourrage.
Me voilà donc à l'abri des événements. Mes douleurs me laissent dormir maintenant fort tranquille. En revanche, ma triste bourse a furieusement diminué de volume ; j'en ai fait sortir d'un coup 1.127 francs, tout compté, en y comprenant un bonnet à poil magnifique, qui vient de m'arriver de Paris, et, en plus, 72 francs que j'ai dépensés pour mettre ma baraque en état. Je suis donc ruiné, confondu, aussi bas percé que possible.
Fais-moi, je te prie, la grâce, aussitôt celle-ci reçue, de remettre à M. Bellet, à Paris, 340 francs que tu porteras à mon compte. A la rigueur, je pourrais me passer de cette somme ; mais tu sais mieux que personne qu'un officier sans le sol est un vrai corps sans âme. On ne sait pas dans quelle circonstance on peut se trouver. Je tiens à avoir toujours au moins 25 louis devant moi. Les 340 francs que je te demande font justement cette somme avec ce qui me reste.
Mes affaires vont toujours à merveille ; j'acquiers de l'ancienneté dans mon grade, et j'espère, à moins de malheur, ne pas mourir simple capitaine.

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