Lettres du commandant Coudreux à son frère (1804-1815)
Paris, 10 octobre 1814
Je suis arrivé à Paris hier matin. Avec quelle impatience, avec quelle joie, mon cher ami, j'ai lu et relu vingt fois ta lettre du 6 courant ! Depuis vingt-sept mois, je n'avais reçu que deux lignes de toi à Saratow ; ces deux lignes étaient l'expression de la tendre amitié que tu m'as toujours témoignée. Je me trouve heureux, parfaitement heureux puisque le ciel vous a conservés tous. Embrasse bien tendrement pour moi ma chère mère, ta femme et tes enfants.
J'ai fait une campagne bien malheureuse en Russie : blessé grièvement à Smolensk le 18 août, mais rempli d'une ambition assez naturelle à un jeune militaire, j'en partis le 1er septembre, avec mon bras en écharpe, pour rejoindre l'armée. J'arrivai à mon régiment le 6 au soir, après avoir fait 72 lieues en six jours, et je me trouvai avec lui aux affaires du 7 et du 8, où nous fûmes réduits à 540 hommes. Je traversai Moscou le 14 avec l'avant-garde ; le lendemain nous poursuivîmes l'ennemi et nous échangeâmes avec lui tous les jours quelques centaines de boulets, jusqu'aux environs de Kalouga, où nous eûmes encore le 4 octobre une affaire fort chaude qui me valut le grade de chef de bataillon.
La fatale retraite commença enfin le 18 ; je me trouvai à l'arrière-garde. Nous nous battîmes souvent, et, le 3 novembre, j'eus un cheval tué sous moi d'un coup de canon. Mon bras souffrit beaucoup de ma chute, et je fus de nouveau blessé légèrement au pied et au genou droit. Il m'eût été facile alors de me retirer et de gagner la Prusse, mais j'étais le seul chef de bataillon présent au régiment : le major venait de passer colonel ; l'occasion était belle ; je voulus la saisir, et je vins me faire prendre à Krasnoë le 18 novembre, après avoir reçu à l'attaque d'une batterie un coup de baïonnette dans la poitrine et un coup de sabre sur la tête.
Comment te peindre tout ce que j'ai eu à souffrir pendant une marche de quatre mois, à travers toute la Russie ? Blessé, sans un sol, couvert de haillons, dévoré par la vermine, exposé à être massacré à chaque instant par une population exaspérée et furieuse, j'ai vu mourir autour de moi, de misère et de faim, la plus grande partie de mes infortunés camarades ! Le courage cependant ne m'a jamais abandonné, et je suis enfin arrivé à Saratow, où nous avons eu le bonheur de trouver pour gouverneur un homme généreux et humain, dont la conduite noble et pleine de délicatesse nous a complètement vengés de la manière infâme avec laquelle nous avions été traités tout le long de la route.
En arrivant à Paris, j'éprouve des malheurs d'une autre espèce. Les deux chevaux qui me restaient à Krasnoë sont morts dans la retraite ; tous les magasins de Dantzig ont été pillés ; quelques officiers de mon régiment qui me devaient une vingtaine de louis, ont disparu en Russie ; enfin, il ne me reste plus rien, absolument rien de plus de 4.000 francs d'effets et de chevaux ! On me doit heureusement plus de 5.000 francs de soldes et d'indemnités, mais il ne faut pas espérer d'etre payé si tôt.
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