Lettres du commandant Coudreux à son frère (1804-1815)

Paris, 16 avril 1815

Mon ami,
J'ai sous les yeux tes lettres des 11 et 13 avril. Ma chère mère se porte toujours à merveille. Je suis logé fort près de chez elle ; je la vois tous les jours ; je lui ai donné à déjeuner chez moi avant-hier. Je l'ai menée promener ; nous avons été voir ensemble Mlle Danlion, fille du colonel du 44è de ligne.
Au moment où je t'écris, le canon des Invalides annonce que toutes les villes de France ont arboré le drapeau tricolore et que nous ne faisons plus qu'un seul peuple de frères ! Jusqu'à ce moment, rien n'annonce encore que la paix de l'Europe soit troublée ; les immenses préparatifs que nous faisons en France et que toutes les puissances font autour de nous finiront peut-être par une paix générale que tout le monde désire vivement et que Napoléon paraît vouloir maintenir. L'armée est d'ailleurs animée du meilleur esprit ; les provinces frontières sont parfaitement bien disposées. Les lettres que mes amis m'écrivent tous les jours de Lille, de Landrecies, de Cambrai, de Dunkerque sont fort rassurantes. On est armé de part et d'autre, mais chacun se tient sur la défensive. Les fonds publics baissent dans toutes les capitales ; c'est l'effet naturel des événements extraordinaires qui viennent de se passer. L'arrivée d'un seul courrier peut d'un moment à l'autre faire renaître la confiance. Je conçois facilement que le commerce suspende un instant ses opérations. Si la guerre avait lieu, la lutte serait terrible ; c'est l'instant où jamais d'être extêmement réservé.
Je ne sais pas encore ce que je deviendrai. J'étais hier chez M. Favier, chef de division aux bureaux de la guerre. J'ai beaucoup d'amis au ministère, mais je ne travaille pour le moment qu'à m'esquiver des gardes nationales, dont je me soucie fort peu. Je laisse aller devant les plus pressés. Je serai toujours à temps de me faire employer activement lorsque je jugerai l'occasion favorable ; en attendant, je reste à mon dépôt où je ne manquerai pas d'occupations lorsque les recrues vont nous arriver.
Je vois souvent le général Friant qui me veut beaucoup de bien. Je n'ai point cherché à entrer dans la Garde où je ne pourrais être que capitaine. Je préfère un bataillon à une compagnie, et je suis résolu à attendre qu'on m'en donne un.
M. Hurelle ne se comporte pas d'une manière fort délicate. Mercier m'a promis de lui parler. J'irai moi-même demain lui faire une petite visite à l'hôtel de Beaune. Je crois, d'après ce que m'a dit Mercier, qu'il n'a pas encore réussi à se faire employer.
J'ai pris chez Gavoty les 500 francs dont tu lui avais fait la remise pour moi. Merci, mille fois merci, mon cher frère, de tous les services que tu me rends ! Reconnaissance éternelle de tous tes nobles et généreux procédés à mon égard ! ...
Le travail de la liquidation est suspendu jusqu'à nouvel ordre ; mes pièces, d'ailleurs, sont fort en règle, et j'espère que, lorsque l'horizon politique s'éclaircira, on fera droit à nos justes réclamations.
M. Lemaignan est un brave, mais qui peut moins que rien. Je n'ai vu qu'une seule fois Mme Valin depuis deux mois. Les spéculations du mari doivent se ressentir un peu du changement de gouvernement !
Adieu. Bonne amitié, bonne santé, du courage ! Les royalistes crient à tue-tête, mais les grenadiers ne s'en battront pas moins comme des lions pour défendre la patrie, si nos voisins nous cherchent querelle.
Je vous embrasse de tout coeur.

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