Lettres du commandant Coudreux à son frère (1804-1815)

Courbevoie, 18 janvier 1815

Je te remercie, mon ami, du vif intérêt que tu as bien voulu prendre à mon indisposition. Si j'avais pu prévoir que ma guérison fût aussi prompte, je me serais bien gardé de vous causer des inquiétudes inutiles.
Depuis avant-hier, je me trouve à merveille ; les remèdes ont fait sur moi un effet prodigieux, et ont renvoyé mes douleurs aussi vite qu'elles étaient venues. Mon traitement a été tout simple : deux soldats de mon régiment me frottaient deux fois par jour devant un bon feu avec une liqueur composée de laudanum, d'alcali volatil, d'un peu d'huile de térébenthine et de rose. Je prenais par heure quatre tasses de tisane faite avec la fleur de sureau ; enfin, on m'a appliqué sur les cuisses et sur les épaules successivement quatre énormes vésicatoires qu'on a laissés sécher tout naturellement, et qui m'ont fait un bien inimaginable ! Je me suis d'ailleurs couvert de flanelle, et j'espère aller rendre dès demain des visites de convalescence.
Tu vois, mon bon ami, qu'en fait de douleurs rhumatismales, on ne peut pas en être quitte à meilleur marché.
Tu sais peut-être déjà que toute la garnison de Paris quitte la capitale ? Nous savons depuis huit jours que nous devons partir, mais nous ne sommes effectivement certains de notre changement que depuis hier au soir. Nous allons à Besançon avec le régiment des cuirassiers du Roi. Mon affaire est encore une fois arrangée jusqu'à nouvel ordre ; vingt-cinq officiers du réiment, dont un major, nommé M. Rublin, (M. de Saleix reste, à ce qu'il paraît), plusieurs capitaines, et le reste, lieutenants et souslieutenants, ont reçu leur lettre de demi-solde. J'ai l'ordre de suivre le régiment à Besançon ; j'espère donc qu'à la première occasion je pourrai obtenir un bataillon.
Nous partons de Courbevoie le 22 du courant pour aller coucher à Corbeil ; nous passons par Troyes, Sens et Chaumont. Nous avons treize jours de marche. Je reste jusqu'au 28 avec les équipages, le quartier-maître et quelques officiers convalescents, avec lesquels nous voyagerons isolément.
Il me reste, mon ami, à te prier de me rendre encore un grand service ; toutes mes avances se bornent à une centaine d'écus, et je m'en vais à cent lieues de Paris, où je serai peut-être obligé d'un moment à l'autre à faire quelques dépenses extraordinaires, soit pour me monter en chevaux, soit pour m'affubler peut-être d'un nouvel uniforme ! Il m'en coûterait infiniment d'être obligé de rien emprunter au régiment ; je désire donc emporter avec moi une somme assez considérable pour me mettre en état de parer à tous les événements. Je désire en conséquence que tu autorises ton ami Gavoty à me compter sur mon bon 1200 à 1500 francs. J'aurais pu facilement vendre mes certificats de solde arriérée, mais la perte est trop considérable et une pareille démarche ne pourrait faire que le plus mauvais effet, d'autant plus que, dans ce moment, on travaille plus que jamais à la liquidation. Tu peux être persuadé, mon ami, que la somme que je te demande restera religieusement conservée au fond de ma malle, et qu'elle te sera remboursée sur mes premiers payements.
Adresse-moi ta réponse chez Morin, où j'irai m'établir jusqu'à mon départ pour Besançon, afin d'être plus à même de terminer toutes les petites affaires dont je resterai chargé par le régiment. Tu mettras ainsi mon adresse :
"A Monsieur Morin, hôtel des Empereurs, rue, etc., etc., pour remettre à M. le commandant Coudreux ( sans indication de régiment), à Paris"
Je préviens Morin par un petit mot de conserver chez lui toutes les lettres qui arriveraient à mon adresse.
Adieu, mon ami. Je vous embrasse tous du meilleur coeur du monde. Vous ne me reverrez maintenant à Tours qu'avec ma demi-solde, ou tout à fait en pied. Je suis décidé à ne point quitter la partie sans être tout à fait sûr de mon affaire.
Ton affectionné frère et ami.

P.S. Embrasse en particulier et bien tendrement pour moi Mme Coudreux ; dis-lui que je lui écrirai une ligne de remerciement avant que de quitter Paris ! Je suis honteux que de viles douleurs rhumatismales m'aient empêché de faire ses commissions, et je m'estimerais heureux qu'elle me fît la grâce de m'en donner quelques-unes avant mon départ.

C.

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