Lettres du commandant Coudreux à son frère (1804-1815)

Paris, 29 mars 1815

Mon cher frère,
Ta lettre du 25 mars, que le facteur m'a remise hier, m'a fait le plus vif plaisir. J'attendais de tes nouvelles avec la plus grande impatience ! Pendant trois jours, les courriers et les diligences de Nantes et de Bordeaux avaient manqué, et je craignais que les habitants des belles provinces de l'Ouest n'eussent fait quelque mauvaise plaisanterie ! Les royalistes prétendaient que 40.000 gardes nationaux s'étaient armés pour la défense du trône ! J'étais bien sûr que ces monseigneurs se trompaient au moins de deux zéros ; cependant, je n'ai pas été fâché d'apprendre que tout était resté paisible sur les bords de la Loire, comme sur les bords du Var, comme sur ceux du Rhône, comme sur ceux de la Saöne, comme sur les bords de la Seine, etc.
Mon régiment est parti pour la Flandre le 22 au matin. Les officiers à la suite ont reçu l'ordre de rentrer au dépôt pour y attendre de nouveaux ordres ; me voilà donc pour la seconde fois de retour à Paris, dans l'espace de huit jours. Je n'ai pas encore de bataillon, mais je suis certain d'en avoir un bientôt ; en attendant, je suis membre provisoire du conseil d'administration. Je touche toujours ma solde entière. Je vais voir souvent quelques généraux qui ont "le malheur d'être buonapatistes", qui me veulent beaucoup de bien, et sur lesquels je compte beaucoup pour l'avenir.
Paris est plus tranquille et plus brillant qu'il ne l'a jamais été. L'Empereur a passé en revue plus de 90.000 hommes depuis son retour. On s'est à peine aperçu du départ des Bourbons ! On parle, on écrit, on chante avec une liberté parfaite. Chacun est libre d'exprimer sa pensée à sa fantaisie, et il semble, à entendre raisonner publiquement les gens de tous les partis, que tous les espions de la police aient disparu avec l'ancien gouvernement. Du reste, mon ami, au milieu de la joie universelle de l'armée et des honnêtes gens qui aiment la patrie, la liberté et la gloire, je n'en ai pas encore vu un seul qui se soit permis de mal parler du roi Louis XVIII ! On ne voit ni caricatures, ni pamphlets, ni proclamations indécentes. Il me semble que nous conduisons bien et que notre modération fait honneur à nos principes !
Tu sens bien, mon ami, que je ne puis pas penser à aller à Tours dans ce moment. J'écris par ce courrier à ma chère mère, pour l'engager à venir à Paris. Donne-lui de ma part de l'argent pour son voyage. La saison est belle maintenant et je l'attends avec impatience. J'ai donné hier à dîner à Mercier et à M. Tierce qui me chargent de mille compliments pour toi et pour Mme Coudreux. Demain, ces messieurs donnent un grand déjeuner auquel je suis invité. Je m'informerai de M. Hurelle.
Adieu, mon ami. Bonne santé. Les affaires ne tarderont sûrement pas à reprendre. J'embrasse ta famille de tout mon coeur.

retour vers le tableau de correspondance de Coudreux